« À BOUT PORTANT » a été produit pour la télévision. Mais la chaîne a refusé de le diffuser, effarée par son amoralité et sa violence. Personne n’avait songé à lire le scénario ?
Inspiré d’une nouvelle d’Hemingway, déjà adaptée pour le classique « LES TUEURS », ce polar est un cas unique. Épure ‘hard boiled’, filmée sans grâce ni recherche, dans une lumière crue de série TV des sixties, « À BOUT PORTANT » est un film ultra-dry, débarrassé de tout sentimentalisme, de toute humanité. Le seul personnage doté d’émotions humaines, le pauvre Johnny North, est finalement un pantin manipulé, une dupe absolue, trahi, utilisé jusqu'à perdre l’envie de vivre. Tous les autres ne sont que des machines. À tuer, à faire du pognon, à trahir, à voler…
Même s’il disparaît le temps de longs flash-backs, Lee Marvin est au cœur du film. Formant un étrange tandem avec Clu Gulager, jeune flingueur narcissique et tête-à-claques, il incarne un tueur à gages profondément perturbé par un évènement extraordinaire : l'homme qu'il est chargé de tuer ne cherche pas à fuir. Il attend sereinement la mort. Du jamais vu pour Marvin, qui jusque là avait une vision binaire du monde : tué ou être tué, être du bon côté du flingue ou pas, vivre ou mourir. C'est son univers qui s’écroule, quand North (John Cassavetes) n’entre dans aucune case. Alors, prétextant la recherche d’un butin hypothétique, l’assassin professionnel va mener son enquête pour découvrir ce qui peut pousser un homme à désirer la mort.
C'est un des rôles les plus fascinants de l’acteur, qui assume en seigneur un comportement ahurissant (surtout pour l’époque) : son premier exploit est de malmener une pauvre aveugle. Quand on le supplie, il n’a qu’une réponse. Toujours la même : « Je n’ai pas le temps ». Ce sera d'ailleurs l’ultime phrase qu'il prononcera. Le visage de glace, looké comme un VRP, la voix caverneuse, Marvin a une gestuelle d’une incroyable inventivité. Et son dernier plan, alors qu’ayant fait tomber son arme, il braque… son index sur les policiers, est entré dans les annales du polar. Mais c'est l’instant où il comprend enfin pourquoi North s’est laissé mourir, qui est le plus subtil : soudain, le tueur semble se souvenir d’une existence antérieure, où il connaissait le sens du mot amour. Peut-être même l’avait-il expérimenté lui-même ? Pas sûr !
À ses côtés, Cassavetes est touchant en pauvre type ballotté et naïf sous ses airs de faux-dur, Ronald Reagan joue du sourcil en gangster en col blanc. Mais c'est Angie Dickinson qui crève l’écran dans un rôle de garce d’exceptionnelle amplitude. Tellement ambiguë qu’on ne sait jamais sur quel pied danser, puisqu’elle-même ne doit pas le savoir la moitié du temps. Joli numéro d’équilibriste de la trahison érigée en art.
Avec ses répliques stylisées, sa violence sèche, sa terrifiante froideur intrinsèque, « À BOUT PORTANT » raconte finalement la descente aux enfers d’un candide dévoré vivant par des loups affamés. Et en parallèle, le parcours d’un des loups, surpris de voir cet agneau qui attend tranquillement le coup de crocs fatal. Deux routes qui se croisent brièvement, le temps de vider un chargeur et finissent par se rejoindre par le truchement d’une vengeance par personne interposée. La boucle est joliment bouclée, la fable est achevée. Mais quant à lui trouver une morale… C'est une autre histoire !
Peut-être le chef-d’œuvre de Don Siegel, qui en 1964 signait encore ‘Donald’.